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Oui, les juges ont encore des stéréotypes face aux agressions sexuelles

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Florence Tison

2020-02-03 10:15:00

Beaucoup de juges canadiens semblent encore penser que la tenue d’une femme ou le délai avant qu’elle ne porte plainte constituent des formes d’acceptation de l'agression.
Photo : Shutterstock
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Bien que 2020 soit bien entamé, et près de 20 ans après l’arrêt L’Heureux-Dubé de la Cour suprême, on ne semble pas bien plus avancés sur les préjugés liés à l’agression sexuelle.

Les chercheurs de l’Institut de recherche en politiques publiques viennent d’ailleurs de faire paraître la semaine dernière le dossier Combattre la violence sexuelle, soutenir les victimes, qui « vise à faire la lumière sur les lacunes auxquelles les décideurs politiques, les législateurs et les tribunaux doivent remédier ».

D’autre part, l’arrêt R. c Lacombe de la Cour d’appel de l’Ontario, rendu à la fin novembre 2019, soulève des questions sur le sujet.

Richard Lacombe a été acquitté de deux chefs d’accusation d’agression sexuelle, révèle Slaw.ca. Il avait d’abord été acquitté par la Cour de l’Ontario, et la Couronne avait fait appel du jugement.

Le juge Rick Leroy a dressé les bases de l’appel en expliquant en quoi le juge du premier procès, Peter Wright, a erré « sur la base de mythes discrédités et de suppositions stéréotypées » lorsqu’il a indiqué :
  • Que la plaignante n’a pas immédiatement quitté les lieux lorsque l’agression sexuelle alléguée a débuté;

  • Que la plaignante n’a pas dit « non » à certains des actes perpétrés par l’accusé lors de l’agression sexuelle alléguée;

  • Qu’au début de l’agression sexuelle alléguée, la plaignante portait un pyjama sans soutien-gorge ou sous-vêtements en-dessous et ce, en présence de l’accusé; et

  • Que la plaignante était un témoin peu fiable, puisqu’elle n’a pas immédiatement porté plainte après le premier incident d’agression sexuelle alléguée.


Le juge Leroy conçoit les préjugés du juge Wright quant à l’agression sexuelle présumée. Pourquoi alors Richard Lacombe a-t-il été de nouveau acquitté en Cour d’appel? Revoyons les faits.

Richard Lacombe et sa victime alléguée étaient tous deux résidents d’un établissement pour gens avec handicap. (Les handicaps en question ne semblent pas avoir été pertinents à la cause.)

Un soir, Richard Lacombe invite la seconde à aller fumer une cigarette et jaser dans un escalier de secours de l’établissement. Il lui aurait alors touché les seins, puis le clitoris, malgré les protestations de la jeune femme. Tous deux se seraient alors embrassés. La victime alléguée n’a pas porté plainte, et une seconde agression sexuelle serait survenue le lendemain.

Un pyjama, un facteur significatif

La Cour d’appel s’est tournée vers des facteurs qu’elle dit significatifs, mais pas déterminants pris isolément. Leur addition toutefois a fait en sorte que Richard Lacombe a été acquitté, ne pouvant être reconnu coupable sans doute raisonnable.

Ces facteurs significatifs? Le pyjama « lousse » de la jeune femme (sans expliquer en quoi ce facteur est significatif), le fait qu’elle n’ait pas immédiatement porté plainte, le fait qu’elle n’ait pas quitté immédiatement les lieux.

Des facteurs qu’on retrouve pourtant dans la liste de bases pour l’appel, avec la mention de « mythes discrédités et de suppositions stéréotypées », et contribuant finalement à la décision d'acquittement du juge basée sur des conclusions liées au « bon sens ».

Un autre acquittement… d’une cause qui implique une jeune ado

Ce second jugement est rendu moins d’une semaine après R. c. Lacombe, toujours en Ontario, au début décembre dernier.

Dans la cause R. c. L.M., un homme dans la quarantaine, L.M., a des relations sexuelles à quatre reprises avec la fille de sa conjointe, âgée au moment des faits d’entre 11 et 14 ans. L.M. a admis que certains actes se sont produits, mais a avancé que la victime alléguée les avait elle-même initiés.

Bien que le juge n’ait pas cru le témoignage de l’accusé, et qu’il n’avait aucun doute raisonnable, il l’a tout de même acquitté.

Pourquoi? Le témoignage de la jeune plaignante a donné l’impression au juge qu’elle s’intéressait au sexe, ce qui l’a amené à se poser des questions sur sa crédibilité et à avoir un doute sur l’ensemble de la preuve.

La Cour d’appel a ensuite déterminé que ce juge avait fait quelques erreurs, notamment par rapport à l’activité sexuelle de la plaignante :

''Evidence of a complainant’s prior sexual activity is never admissible to support the twin myths that the complainant is less worthy of belief or more likely to have consented to the activity. Consent of a child is irrelevant and, in these circumstances, impossible at law. Yet, the trial judge considered this evidence in reference to her credibility. It appears in the section of the reasons dealing with the complainant’s credibility. Other underlined headings include “Lies” and “Motivated by Money”. (L.M., CA, para. 51)''

''(La preuve de l'activité sexuelle antérieure d'un plaignant n'est jamais admissible pour étayer le double mythe selon lequel le plaignant est moins digne de croyance ou plus susceptible d'avoir consenti à l'activité. Le consentement d'un enfant n'est pas pertinent et, dans ces circonstances, impossible en droit. Pourtant, le juge du procès a examiné cette preuve en fonction de sa crédibilité. Il apparaît dans la section des motifs traitant de la crédibilité du plaignant. Les autres titres soulignés incluent « Mensonges » et « Motivé par l'argent ». (L.M., CA, par.51))''

Les deux mythes cités ci-haut, « mensonges » et « motivation par l’argent », ont été pour la première fois cités par la Cour suprême en 1991 dans la cause R. c. Seaboyer, R. c. Gayne.

L’accusé Steven Seaboyer avait été acquitté d’agression sexuelle contre une femme avec qui il avait bu de l’alcool dans un bar. La cour a déterminé que l’activité sexuelle de la victime diminuait la valeur de son témoignage.

Dans le cas de Nigel Gayne, 18 ans, lui et sa victime de 15 ans étaient amis. La défense maintenait que la victime était en fait l’agresseur et a tenté d’interroger la jeune fille sur ses activités sexuelles antérieures et postérieures à la plainte pour intégrer ses réponses dans la preuve.

R. c. Seaboyer, R. c. Gayne aura au final changé le Code criminel. La juge Claire L’Heureux-Dubé a déterminé que l’article 276 permettait la violation de droits garantis par la Charte. Voici comme la juge a proposé sa modification :

''Voici comment je résumerais les principes applicables :''

''1. Dans un procès relatif à une infraction d'ordre sexuel, la preuve que, à d'autres occasions, le plaignant a consenti à des rapports sexuels (y compris des rapports sexuels antérieurs avec l'accusé) n'est pas admissible si elle vise uniquement à appuyer l'inférence que le plaignant est de ce fait :''

''a) plus susceptible d'avoir consenti aux actes sexuels à l'origine du procès;''

''b) moins digne de foi comme témoin.''

''2. La preuve d'un consentement du plaignant à des rapports sexuels peut être admissible à des fins autres qu'une inférence relative au consentement ou à la crédibilité du plaignant si elle possède une valeur probante à l'égard d'un point en litige et si le danger d'effet préjudiciable de cette preuve ne l'emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.''

''3. Avant d'admettre une preuve de consentement de la victime à des rapports sexuels, il faut établir par la tenue d'un voir‑dire (qui peut avoir lieu à huis clos) sur affidavits ou témoignages de l'accusé ou de tiers, que l'utilisation projetée de la preuve d'un autre comportement sexuel est une utilisation valide.''

''4. Lorsque la preuve que le plaignant a eu des rapports sexuels à d'autres occasions est admise au cours d'un procès devant jury, le juge doit mettre le jury en garde contre la déduction de la preuve des rapports eux-mêmes que le plaignant a pu consentir à l'acte allégué ou qu'il est moins digne de foi.''

R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, [1991] 2 R.C.S. 577

Pas facile pour les victimes… et le système

On semble avoir vite oublié l’arrêt L’Heureux-Dubé.

Dans les deux causes citées plus haut, non seulement les répondants ont dû se présenter de nouveau devant la justice, mais les victimes alléguées ont dû témoigner encore de ce qui leur est arrivé. Pas étonnant que des victimes hésitent à porter plainte, faute de confiance dans le système judiciaire.

Mais des pas sont faits dans le bon sens. Dans une lettre adressée au ministre de la Justice canadien David Lametti le 13 décembre dernier, Justin Trudeau aurait insisté sur l’importance de former les juges sur « la loi sur les agressions sexuelles, en incluant les mythes et stéréotypes à propos des victimes et les effet du traumatisme sur leur mémoire, et sur les biais inconscients et la “compétence culturelle” ».
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