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La Charte n’est pas que l’outil de la Cour

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Maxime Leboeuf

2016-09-07 11:15:00

Inconstitutionnalité des dispositions criminelles sur la prostitution et inaction du gouvernement Trudeau : les effets de la loi C-36 se font sentir, dénonce cet étudiant en droit…

Maxime Leboeuf est étudiant de troisième année au baccalauréat en droit à l'Université de Montréal et membre du Comité droit constitutionnel
Maxime Leboeuf est étudiant de troisième année au baccalauréat en droit à l'Université de Montréal et membre du Comité droit constitutionnel
Près de deux ans après son entrée en vigueur, les effets de la loi C-36 criminalisant l’achat de services sexuels commencent à se faire sentir, et les critiques formulées dès son adoption continuent de fuser de toute part.

Avec raison, car les dispositions adoptées par le gouvernement Harper semblent contraires aux principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bedford et sont donc vraisemblablement inconstitutionnelles, ou à tout le moins dangereuses pour les travailleuses et travailleurs du sexe (TDS). Or, une action significative du gouvernement Trudeau à ce propos se fait toujours attendre.

Rappelons qu’en décembre 2013, dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême déclarait inconstitutionnelles des dispositions criminalisant certains aspects de la prostitution – les « maisons de débauche », l’embauche d’un garde du corps ou d’un chauffeur et la sollicitation – en raison de leur violation du droit à la sécurité garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour avait toutefois suspendu sa déclaration d’invalidité pour une période de douze mois en invitant le législateur à revoir son approche.

Une criminalisation critiquée

La Juge en chef McLachlin avait conclu à une violation de l’article 7 en s’appuyant sur le fait que le contexte d’illégalité entourant la prostitution entraîne un risque à la sécurité des TDS et que cette atteinte à leur droit se faisait de façon arbitraire, excessive et disproportionnée.

La criminalisation de certains aspects de la profession par les anciennes dispositions favorisait effectivement l’isolement et la clandestinité des TDS, nuisant ainsi à leur capacité d’assurer leur propre protection face aux clients violents. La Cour a ainsi rappelé que dans la mesure où une pratique n’est pas illégale en soi, les dispositions qui nuisent à la sécurité de ceux qui s’y adonnent sont contraires à l’article 7 de la Charte.

Des accusations déplacées vers le client

Or, si la nouvelle loi a confirmé l’invalidation de ces dispositions, elle maintient le contexte d’illégalité entourant la prostitution en criminalisant notamment l’achat de services sexuels.

Autrement dit, on déplace les accusations vers le client, mais on conserve un niveau de risque similaire pour les TDS puisque les acheteurs sont portés à exiger une clandestinité et un isolement afin d’éviter tous démêlés avec la justice. Une approche non seulement contre-productive et dangereuse, mais aussi vraisemblablement inconstitutionnelle vu sa contradiction flagrante avec le raisonnement de la Juge en chef dans Bedford.

Cette situation a engendré son lot de critique depuis l’adoption de la loi C-36. En juillet dernier, Le Devoir soulignait les « effets limités » des nouvelles dispositions, citant notamment la directrice générale de Stella, un groupe œuvrant auprès des prostituées à Montréal, Sandra Wesley. « On voit des atteintes aux droits de la personne auprès des travailleurs du sexe. Il n’y a vraiment pas plus de sécurité, au contraire », déclarait-elle au quotidien. Et pourtant, aucune contestation judiciaire des nouvelles dispositions n’a pour l’instant été présenté, ce qui semble principalement attribuable à la complexité de la démarche.

La Charte : un cadre conceptuel

C’est que le cadre interprétatif de l’article 7 accorde un poids important aux effets de la loi et il est donc plus difficile de prouver l’inconstitutionnalité d’une loi récente dont les effets n’ont que peu été étudiés, comme c’est le cas pour C-36. Si on ne s’en tient toutefois qu’au point de vue théorique, la criminalisation de l’achat de services sexuels ne respecte clairement pas l’esprit du jugement Bedford en raison du contexte d’illégalité que cela entretient.

Or, on ne devrait pas se contenter de tolérer une telle législation dangereuse jusqu’à ce que la situation soit suffisamment grave pour qu’elle puisse se judiciariser. La Charte n’a pas à être qu’une arme judiciaire dans la défense des droits fondamentaux ; elle devrait aussi être un cadre conceptuel guidant la main du gouvernement lorsqu’il rédige ses lois et ses politiques.

En ce sens, il faudrait être bien étroit d'esprit pour croire que le rôle du législateur dans ce type de situation se résume à interdire les actes qu’il considère mauvais via le droit criminel et à tolérer ce qui lui semble bon.

Une réalité plus subtile

L'enjeu ici n'est pas vraiment de savoir si la prostitution est moralement acceptable ou non, mais plutôt de s'accorder sur le fait que la réalité est bien plus subtile que cela. Que l’on penche vers l’idée d’une normalisation de la prostitution ou de son élimination, il semble clair que la criminalisation directe ou indirecte ne soit pas la solution.

Il s'agit donc d’encadrer et d'outiller les TDS en vue de résoudre les problèmes d'exploitation et de violence, comme le suggérait la Cour suprême dans Bedford. Il s'agit, au fond, d’aider ceux qui sont véritablement touchés par l'enjeu et de faire taire ceux qui clament le mal sans l'avoir vu.

Plus tôt cette année, la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould annonçait que le gouvernement consulterait les TDS en vue d’évaluer la possibilité d’une réforme de la loi C-36. On ne peut évidemment qu’applaudir cette initiative.

Toutefois, comme dans bien des dossiers depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux, la consultation ne semble pas pour l’instant déboucher sur un projet concret visant à régler la situation juridiquement et socialement problématique créée par les nouvelles dispositions. Faute de véritable pression politique, on semble plutôt enclin à laisser pourrir une situation pourtant urgente, vu les risques à la sécurité imposés quotidiennement aux TDS.

Dans Bedford, la Cour suprême a offert des pistes de solution intéressantes pour revoir l’encadrement de la prostitution dans les limites de la Constitution. Il serait peut-être temps de l’écouter, et d’arrêter de ne laisser la défense des droits fondamentaux seulement qu’aux tribunaux.

Maxime Leboeuf est étudiant de troisième année au baccalauréat en droit à l'Université de Montréal et membre du Comité droit constitutionnel (CDC). Il s'intéresse particulièrement aux droits de la personne et au droit autochtone, discipline qu'il a d'ailleurs sélectionné comme thème de la première édition du Concours de rédaction du CDC.

Il aspire avant tout à utiliser ses études en droit pour pratiquer le journalisme, et vous retrouverez d’ailleurs sa signature de rédacteur en chef accolée aux éditoriaux du Pigeon Dissident, le journal des étudiants en droit de l'Université de Montréal.
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2 commentaires

  1. DSG
    Thanks, but
    I commend this student's efforts, but I have stopped trying to make any sense of that ridiculous judgment. If 35 years of jurisprudence have brought us to such incomprehensible outcomes, the Charter itself is flawed and should be re-examined. It's common sense legislation on criminality of prostitution does not endanger the lives of women. The act of prostitution itself endangers the lives of women. It also endangers lives all citizens in the vicinity of prostitution. It attracts perverts, drugs, drug dealers, organized crime wanting to control the drugs, pimps, revile pimps, beatings, disease, garbage, human trafficking, lower real estate values etc. etc. Maybe the judges on the Supreme Court should take a Sunday drive in some Montreal neighborhoods before proposing possible solutions.

  2. Stella, l'amie de Maimie
    Stella, l'amie de Maimie
    il y a 7 ans
    Mobilization Coordinator
    There is over 30 years of academic and testimonial evidence that demonstrates the harms of criminalization and its effects on the lives of people who sell sex. Most of this research was commissioned by the Department of Justice itself! (I have pasted a few links below) Maybe "citizens" who make determinations about the law by "taking Sunday drives" in neighbourhoods should take off their blinders, put their privilege aside and come to learn that the Charter is meant to protect all individuals, rather than a select few who use their "common sense" to understand the lives of marginalized folk.

    Report of the Special Committee on Pornography and Prostitution (Ottawa: Minister of Supply and Services Canada, 1985) [the "Fraser Report"] and the accompanying five regional studies (British Columbia, the Prairie Provinces, Ontario, Quebec and the Atlantic Region)
    Lowman, J. (1984). Vancouver field study of prostitution. (Working Papers on Pornography and Prostitution Report No. 8). Ottawa, ON: Department of Justice
    Crook, N. (1984). A report on prostitution in the Atlantic provinces. (Working Papers on Prostitution and Pornography, Report No. 12). Ottawa, ON: Department of Justice.
    Fleischman, J. (1984). A report on prostitution in Ontario. (Working Papers on Pornography and Prostitution Report No. 10). Ottawa, ON: Department of Justice Canada.
    Gemme, R., Murphy, A., Bourque, M., Nemeh, M.A., & Payment, N. (1984). A report on prostitution in Quebec. (Working Papers on Prostitution and Pornography, Report No. 11). Ottawa, ON: Department of Justice
    Lautt, M. A. (1984). Report on prostitution in the Prairie Provinces. (Working Papers on Pornography and Prostitution Report No. 9). Ottawa, ON: Department of Justice.
    Peat, Marwick & Partners (1984). A national population study of pornography and prostitution. (Working Papers on Pornography and Prostitution, Report No. 6). Ottawa, ON: Department of Justice.

    Department of Justice (1989) Street Prostitution: Assessing the Impact of the Law Synthesis Report. Ottawa: Department of Justice Canada. As well as the reports from the five regional studies carried out in Vancouver, Calgary, Toronto, Montreal and Halifax
    Brannigan, A. Knafla, L., & Levy, C. (1989). Street prostitution: Assessing the impact of the law, Calgary, Regina and Winnipeg. Ottawa, ON: Department of Justice.
    Gemme, R., Payment, N. & Malenfant, L. (1989). Street prostitution: Assessing the impact of the law, Montreal. Ottawa, ON: Department of Justice.
    Graves, F. (1989). Street prostitution: Assessing the impact of the law, Halifax. Ottawa, ON: Department of Justice.
    Lowman, J. (1989). Street prostitution: Assessing the impact of the law, Vancouver. Ottawa, ON: Department of Justice.
    Moyer, S. & Carrington, P. J. (1989). Street prostitution: Assessing the impact of the law, Toronto. Ottawa, ON: Department of Justice.

    Federal-Provincial-Territorial Working Group on Prostitution. (1995). Results of the National Consultation on Prostitution in selected jurisdictions. (Interim Report). Ottawa, ON: Department of Justice
    Lowman, J. and L. Fraser (1995a) Violence Against Persons Who Prostitute: The Experience in British Columbia A Study Funded by the Departments of Justice and Solicitor General Canada, Ottawa
    Federal-Provincial-Territorial Working Group on Prostitution. (1998). Report and recommendations in respect of legislation, policy and practices concerning prostitution-related activities. Ottawa, ON: Department of Justice.
    Standing Committee on Justice and Human Rights. (2006) Report 6- The Challenge of Change: A Study of Canada’s Criminal Prostitution Laws. Department of Justice.

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