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Une peine maximale de 14 ans de prison pour un père incestueux

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Camille Laurin-desjardins

2020-12-11 14:15:00

Depuis l’arrêt Freisen, les tribunaux portent une attention particulière aux conséquences des infractions à caractère sexuel sur les enfants, souligne le procureur Michel Bérubé...

Me Michel Bérubé, le procureur de la Couronne dans le dossier de M. Joachim. Photo : Radio-Canada
Me Michel Bérubé, le procureur de la Couronne dans le dossier de M. Joachim. Photo : Radio-Canada
À la fin novembre, Stéphan Joachim, 48 ans, a été condamné à 14 ans de prison, au palais de justice de Québec, pour avoir agressé sexuellement sa fille à de multiples reprises, alors qu’elle avait entre 13 et 15 ans. Il s’agit de la peine maximale prévue au Code criminel, qui est rarement infligée.

Le juge Mario Tremblay s’est notamment appuyé sur l’arrêt Freisen, rendu par la Cour suprême en avril dernier, pour déterminer la peine de l’accusé, tout comme l’avait d’ailleurs fait une autre juge de la Cour du Québec, en octobre, dans une autre affaire sordide.

Selon Me Michel Bérubé, qui était le procureur de la Couronne dans le dossier de M. Joachim, les tribunaux reconnaissent enfin le caractère nocif de ces abus sur les enfants, depuis cette décision importante. Droit-inc en a discuté avec lui.

Droit-inc : Stéphan Joachim a obtenu une peine de 14 ans de prison, soit la peine maximale que vous demandiez… c’est assez rare que c’est accordé?

Michel Bérubé : Oui, on peut dire que c'est rare. Ce n'est pas quelque chose qu'on voit pas souvent, la peine maximale de 14 ans, infligée en droit criminel, de manière générale. Ça prend un cas qui le justifie.

Ici, les faits sont d’une gravité importante. On parle d'une jeune fille qui vivait chez sa mère, qui elle était danseuse et avait des problèmes de consommation et de comportement. L'enfant était négligée et violentée. À 11 ans, la victime emménage chez son père, où elle entretient l’espoir d'un nouveau départ, d’une nouvelle vie. À ce moment-là, elle le voyait comme son héros – c'est important de le mentionner, parce que c'était vraiment la vision qu'elle avait de lui. Il avait une maison, il était un peu plus stable, il avait une conjointe... Donc elle avait accès à une vie un peu plus normale.

La veille de sa fête de 13 ans, son père va l'emmener dans un motel, lui faire consommer de l'alcool et de la drogue, et il va entreprendre les premiers abus sexuels, qui comprennent tous les gestes imaginables…

Par la suite, ça va se répéter. C'est très souvent dans des motels à Québec, mais également sur St-Denis, à Montréal. Il va y avoir des abus sexuels, toujours un peu dans le même contexte, où il y a de la consommation. Ça va se passer également dans un camping, à l'occasion d'un voyage, à la maison aussi…

Alors qu'elle a 15 ans, en janvier 2015, elle dénonce la situation à une amie à l’école. Et ça va débouler. Dans les jours qui suivent, il y a une enquête policière qui se met en branle. Et ça va culminer par l'arrestation de son père.

Parallèlement à ça, elle se retrouve dans des foyers d’accueil, elle est constamment déracinée, elle va être mise de côté par sa famille, qui va prendre le côté de son père… Et elle se retrouve à toutes fins pratiques orphelines. Elle va devoir se reconstruire à travers ce tumulte… à un âge charnière.

On parle d'entre 15 et 20 événements, qui impliquent des relations sexuelles complètes du père sur sa fille. Il y a deux chefs d’inceste qui ont été portés, et d’autres aussi, pour contacts et incitation à des contacts sexuels, leurre, agression sexuelle.

Mais l'inceste, en soi, constitue un abus de confiance – ce que la Cour d’appel nous dit, dans YP, c'est que c'est probablement l’abus de confiance le plus grave, le plus sérieux qui soit… Et c'est logique, on comprend pourquoi.

Donc la gravité des faits, dans ce cas-ci, justifiait une telle peine?

Pour évaluer la peine, il faut regarder les faits, mais aussi les conséquences de ces faits sur la victime. On peut ajouter toute la nocivité de ces abus, le contexte…

Dans le jugement, on a retenu que la victime était très vulnérable. Les conséquences sont extrêmement importantes : son parcours académique, son rapport à la sexualité, son rapport à l’autre, la confiance en l’autre…

Aujourd'hui, elle a 21 ans, et elle suit encore une thérapie. C'est une femme qui est très forte, très inspirante…

Oui, d’ailleurs, elle a demandé à faire lever l’ordonnance de non-publication qui la concernait…

Exactement. Il y encore beaucoup de chemin à parcourir... mais elle a un courage inspirant et incroyable. Néanmoins, tous les faits auxquels j'ai référé ont eu des conséquences extrêmement lourdes, qui vont encore prendre du temps à cicatriser…

Quant au profil de l’individu, c'est quelqu’un qui a, depuis 30 ans, multiplié les passages devant les tribunaux. Il a été condamné pour 71 crimes distincts, sur ces 30 années... C'est quand même assez lourd. Parmi ces condamnations antérieures, il avait déjà purgé deux peines de pénitencier, donc d’un peu plus de deux ans, pour des crimes d’honnêteté. Il a également eu une autre peine de 20 mois. Et pendant les procédures, il a été condamné pour des chefs de bris d'engagement, d'entrave au travail des policiers – il avait eu 36 jours d'emprisonnement.

Le seul crime contre la personne pour lequel il a été condamné antérieurement, c'était pour voie de fait, dans les années 1990.

Donc il n’avait pas d’antécédents en la matière, mais ses autres antécédents ont quand même pesé dans la balance?

Le juge Tremblay a dû se pencher sur cette question : comment interpréter le fait qu'il n'avait pas d’antécédents en la matière, dans la situation? Et il s'est rangé à nos arguments, à l'effet qu'avec le mode de vie qu'il a, ça fait 30 ans qu’il commet des crimes… Ce que j’ai plaidé, et que le juge Tremblay a visiblement retenu, c'est qu’avec le profil qu’on a, c'est un individu qui a vécu sans foi ni loi toute sa vie.

Par son comportement, il démontre qu’il n'a aucun désir de vivre en société, en se conformant aux lois… Bref, c'est un individu qui présente un risque de récidive important, selon nous. Son espoir de réinsertion sociale et de réhabilitation est très hypothétique. Et c'est ce que le juge a retenu. Tous ces éléments-là mis ensemble nous amènent à évaluer que la peine infligée va nécessairement être importante.

Le juge s’est notamment appuyé sur l’arrêt Freisen… C’est une décision importante en matière d’infractions sexuelles sur des enfants…

C'est certain que l'arrêt Freisen a joué un rôle important. C’est un arrêt costaud, qui contient beaucoup de matière. La Cour suprême du Canada nous dit, si je résume, que lorsqu’il est question d’infractions à caractère sexuel commis sur des enfants, les tribunaux ne devraient pas hésiter à infliger de lourdes peines.

Et dans l'évaluation de la peine à infliger, les tribunaux doivent tenir compte du caractère nocif de ces infractions, mais également des conséquences réelles que les infractions ont eues sur la victime…

Il y a des conséquences immédiates, et d’autres raisonnablement prévisibles. Dans le cas de Joachim, il y a un délai de six ans qui s'est écoulé entre les événements et le jugement, donc ç'a permis de mesurer de manière plus concrète certaines des conséquences. Mais il y a quand même des conséquences raisonnablement prévisibles pour la suite…

Ce que la Cour suprême nous dit, c'est : tenez-en compte. Oui, il y a le profil du délinquant, mais dans ces cas-là, il faut porter une attention particulière aux conséquences sur les enfants.

On insiste sur la nécessité de protéger les enfants.

Également, sans dire aux tribunaux d’appel des différentes provinces comment gouverner, on va quand même énoncer très clairement, dans le jugement : lorsqu’il est question de crimes sexuels commis sur des enfants, des peines de cinq ans devraient être normales, des peines de dix ans ne devraient être ni rares ni inusitées… Et on mentionne que la peine maximale devrait être infligée chaque fois que c’est requis. On a pas besoin d’aller dans l’hypothèse du crime le plus sordide.

C'est certain que ces déclarations de principe du juge en chef de la Cour suprême du Canada, qui s'exprimait au nom de la majorité, ont trouvé écho dans le jugement prononcé par le juge Tremblay de la Cour du Québec.

Il ne faut pas non plus s’attendre à voir des peines maximales de manière régulière... Ça prend des faits et un profil qui le justifient.

Avez-vous vu remarqué un tournant dans la sévérité des peines, depuis ce fameux arrêt Freisen?

En fait, je ne le formulerais pas comme ça... Je ne constate pas nécessairement un tournant dans la sévérité des peines, mais je constate qu'il y a une attention particulière qui est portée par les tribunaux sur les conséquences et la nocivité de ces infractions… Et ça se reflète par des peines plus sérieuses.

Les tribunaux, en application des principes qui se dégagent de l'arrêt Freisen, sont très à l'écoute. Le message a été entendu par l'ensemble des tribunaux… je ne suis pas partout au Canada, mais j’oserais dire dans l’ensemble du pays.

Et en fait, on le voit depuis plusieurs années... Il y a des changements importants dans la société, et on a une meilleure compréhension, aujourd'hui, de la nocivité de ces crimes sur la société, de leurs conséquences sur la collectivité. Cet arrêt-là est comme un peu l'écho de cette compréhension qu’on a, maintenant, de la gravité et de la nocivité de ces crimes-là.

Et ça arrive à point! Il y a eu plusieurs mouvements, dans les dernières années, qui ont contribué à sensibiliser tout le monde. Pas seulement la population, mais aussi les tribunaux, les médias... Tout le monde a emboîté le pas dans ce mouvement.

Et les tribunaux ne sont pas désincarnés de la société dans laquelle ils évoluent. Cet arrêt en est un bel exemple.
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