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Rare autorisation de la Cour d’interroger un témoin mourant

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Élisabeth Fleury

Élisabeth Fleury

2025-09-23 14:15:02

Un homme condamné à tort pour double meurtre a pu interroger un ex-policier sur le point de recevoir l’aide médicale à mourir…


Claude Paquin - source : Radio-Canada


La Cour supérieure a autorisé la tenue d'un interrogatoire urgent d'un témoin en fin de vie impliqué dans la condamnation de Claude Paquin, condamné à tort pour un double meurtre en 1983 et exonéré l’automne dernier après 41 ans à clamer son innocence.

La juge Geeta Narang a tranché le mois dernier en faveur de Claude Paquin, qui souhaitait interroger l'ex-policier Pierre Sangollo pour obtenir des réponses sur les événements qui ont mené à son incarcération injustifiée.

Mes Sébastien L. Pyzik et Charbel G. Abi-Saad, du cabinet Woods.

Claude Paquin, le demandeur, était représenté par Mes Sébastien L. Pyzik et Charbel G. Abi-Saad, du cabinet Woods.

Mes Jean-Yves Bernard, Ruth Arless-Frandsen et Amélie Savard agissaient pour le Procureur général du Québec et la Ville de Montréal, les défendeurs.

Le contexte

Vers l’âge de 30 ans, Claude Paquin commence à travailler pour le caïd Bernard Provençal, un bonze du crime organisé de l’est de Montréal. Il commet des vols et devient collecteur de dettes pour son patron.

En 1978, les corps sans vie de Ronald Bourgouin, un homme lié au clan Provençal, et de sa conjointe, Sylvie Revah, sont découverts à Saint-Colomban. Le crime demeure non résolu pendant des années.

En juin 1981, le caïd Provençal, qui vient de devenir délateur, allègue faussement que Claude Paquin a tué le couple.

En juin 1983, Claude Paquin est reconnu coupable du double meurtre et écope d’une peine à perpétuité.

Un rapport accablant

Claude Paquin a été injustement privé de sa liberté pendant des décennies. Il a été incarcéré pendant 18 ans, puis a passé 23 ans en libération conditionnelle sous de sévères conditions.

En mai dernier, il a déposé une poursuite de 64 millions $ contre l’État.

Lida Sara Nouraie, Nicholas St-Jacques (source : Barreau du Québec) et Julie Harinen (source : Harinen Avocate)

Dans un article publié en mai dernier reprenant des passages de cette poursuite, La Presse rapporte que Projet Innocence Québec a enquêté sur le dossier de Claude Paquin. Sous la direction des avocats Lida Sara Nouraie (aujourd’hui juge à la Cour du Québec), Nicholas St-Jacques et Julie Harinen, des étudiants en droit ont documenté l’injustice dont il a été victime.

« Leur enquête révèle que de nombreux éléments disculpatoires ont été cachés à la défense lors du procès de Claude Paquin. Les éléments qui tendaient à miner la version du délateur vedette Bernard Provençal étaient camouflés, alors que tout était mis en œuvre pour rendre sa version plus crédible », rapporte La Presse.

Selon certains témoignages, les policiers auraient mis de la pression sur des témoins et en auraient encouragé certains à mentir pour appuyer les dires de Provençal.

« Le superdélateur était devenu très proche d’un groupe de policiers qu’il aidait à “fermer” une foule de dossiers non élucidés et qui lui accordaient toutes sortes de faveurs. Sans grand égard pour la vérité », écrit encore le quotidien.

Le délateur Provençal finira par admettre s’être parjuré pour incriminer faussement le demandeur dans un complot avec des policiers du SPVM, déclarant être lui-même le véritable responsable de l’infraction.

Un dilemme juridique

Revenons à la décision de la Cour supérieure. Claude Paquin souhaitait interroger ad futurum l’ancien policier Pierre Sangollo, qui a assisté à la dénonciation faite par le délateur Provençal.

Pour Claude Paquin, la seule personne encore en vie qui pouvait détenir des informations cruciales était cet ancien policier. La situation était d'une urgence extrême : gravement malade, M. Sangollo avait choisi l'aide médicale à mourir, un acte prévu pour le 11 août.

M. Sangollo ne souhaitait pas être interrogé, désirant passer ses derniers moments en compagnie de ses proches. Le Procureur général du Québec et la Ville de Montréal se sont opposés à la demande, arguant que le temps était la seule chose qui restait à M. Sangollo et qu'un interrogatoire irait à l'encontre de sa dignité.

Face à cette situation, la Cour supérieure a dû trouver un équilibre entre le besoin de vérité de M. Paquin et la dignité de M. Sangollo en fin de vie.

La décision du tribunal

La demande d'interrogatoire ad futuram memoriam déposée par les avocats de M. Paquin est une procédure qui permet d'interroger un témoin avant le procès lorsque le risque de son absence est élevé.

Selon la loi, trois conditions doivent être remplies pour qu'une telle demande soit autorisée :

  1. Une partie doit en faire la demande.
  2. Le besoin d'interroger le témoin doit être établi.
  3. Il doit y avoir une crainte de l'absence, du décès ou de la défaillance du témoin.

Dans cette affaire, seul le deuxième critère, le besoin d'interroger, était contesté. Le tribunal a estimé que cette condition était respectée.

M. Sangollo était le seul des trois policiers présents lors de la dénonciation à être encore en vie, les deux autres étant décédés, a d’abord fait valoir la juge Narang.

La juge a aussi cité le rapport d’enquête du Groupe de la révision des condamnations criminelles publié en avril 2022 à la suite de la demande de révision de la condamnation de M. Paquin. Ce rapport a soulevé d'importantes zones d'ombre, notamment sur le rôle de la police.

« Quelles étaient les “informations privilégiées” qui ont conduit deux de ses coaccusés à être traités de manière très différente? Qui étaient les personnes qui se sont peut-être présentées comme des agents de police au frère de la victime Sylvie Revah après qu’elle ait été assassinée? » reprend la juge Narang dans sa décision.

Pour le tribunal, il était possible – même probable – que M. Sangollo ait eu des informations à ce sujet. Le critère de la nécessité était donc satisfait.

Quant au principe de dignité invoqué par la défense, la juge a estimé qu'il devait être « mis en balance » avec « l'importance du rôle de recherche de la vérité ». Elle a concédé que l'interrogatoire causerait un préjudice en forçant M. Sangollo à consacrer quelques heures de son temps, mais a jugé que ce préjudice n'était pas « insurmontable ».

En ce qui concerne la question de la capacité à témoigner, le tribunal s’est dit d’avis que, bien que M. Sangollo ait été sous forte médication et en douleur constante, sa capacité à témoigner était présumée. Se basant sur des précédents, la juge a conclu que la preuve présentée ne permettait pas de renverser cette présomption.

La Cour supérieure a donc rendu une décision se voulant un compromis. Elle a fixé des modalités pour un interrogatoire « le moins intrusif possible »: il serait mené par visioconférence et ne durerait pas plus d'une heure (M. Paquin avait demandé trois heures).

Le tribunal a aussi décrété que la conjointe de M. Sangollo pouvait être présente et que les avocats ne pourraient pas utiliser de documents pour compliquer l'échange. La juge elle-même devait aussi assister à l'interrogatoire afin de s'assurer que la dignité du témoin soit respectée en tout temps.

L’audience de la demande d’interroger ad futuram Pierre Sangollo a eu lieu le 8 août et l’interrogatoire, le 9 août. Ce n’est toutefois que le 12 août, soit le lendemain du décès du témoin, que la transcription et la signature du jugement ont été possibles, peut-on lire dans la décision de la juge Narang.

Joints par Droit-inc, les avocats du demandeur n’étaient pas en mesure de commenter l’interrogatoire, la transcription n’ayant pas encore été produite.

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