Le récit épique de deux Dragonas
May Cheng
2022-09-14 11:15:00
Même s’il est loin d’être aussi dramatique et, il faut l’espérer, sans bain de sang, la saga de la rivalité et des luttes intrafamiliales pour monopoliser les marques de commerce DRAGONA est racontée de façon assez détaillée par le juge de la Cour fédérale Russel Zinn dans la décision Dragona Carpet Supplies Mississauga Inc. c. Dragona Carpet Supplies Inc. 2022 CF 1042 rendue le 14 juillet 2022.
En plus de la toile de fond dramatique des deux entreprises familiales se livrant une bataille sans merci pour le monopole de la marque DRAGONA, à laquelle s’ajoutent un enregistrement irrégulier et des récits contradictoires, cette affaire apparaît comme un exemple éloquent de l’intérêt du procès sommaire comme moyen rapide de régler des différends qui auraient sans aucun doute pu causer la ruine financière des parties, qui exploitent l’une et l’autre des entreprises de revêtements de sol florissantes sous le même nom et la même marque.
Le juge Zinn prend bien soin d’exposer en détail la querelle familiale, accepte la preuve par affidavit de certains membres de la famille et rejette celle présentée par d’autres, tout en tirant une conclusion défavorable du défaut de fournir une preuve de la part d’une source potentiellement concordante.
Oui au procès sommaire
Cette décision indique clairement que les parties à un litige ne doivent pas hésiter à avoir recours au procès sommaire, même dans un contexte de questions de crédibilité et de preuve contradictoire.
Après s’être interrogé sur le bien-fondé d’un procès sommaire, le juge Zinn a conclu qu’une telle avenue était appropriée « indépendamment de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire », citant à l’appui la décision Louis Vuitton Malletier S.A. c. Singga Enterprises (Canada) Inc. 2011 CF 776, par. 96.
Essentiellement, le différend a pris naissance entre deux entreprises exploitées par deux branches distinctes d’une famille élargie, alors qu’au départ il s’agissait d’une seule entreprise fondée par deux frères vendant des revêtements de sol sous la marque de commerce et le nom commercial DRAGONA.
L’entreprise étant en croissance, une entité juridique est devenue la propriété d’un des frères, Talal, tandis qu’une autre est passée aux mains de ses deux neveux, Abad et Jamal, au décès du frère.
Le succès de l’entreprise a favorisé son expansion de Mississauga et Scarborough vers Ottawa et North York. C’est l’ouverture d’un magasin à North York qui est à l’origine du litige, car selon un accord non écrit, la rue Yonge était, semble-t-il, la ligne de démarcation des territoires d’activité des entreprises concurrentes exploitées sous la marque DRAGONA.
Le juge Zinn a estimé que la preuve établissant l’existence d’un accord d’exclusivité territoriale était insuffisante et que, s’il existait un accord visant à restreindre les activités à un territoire de l’un ou l’autre côté d’une ligne de démarcation définie par la rue Yonge, il ressortait de la preuve que chacune des deux parties avait violé cet accord à maintes reprises en vendant ses produits à l’extérieur des limites, ce qui l’amenait à conclure que (Traduction) « toute division du territoire serait une construction artificielle créée par les parties ».
En l’absence de toute licence d’utilisation écrite, le juge Zinn a accepté l’allégation selon laquelle il existait une licence d’utilisation de marques verbale entre les parties dont le contrôle était assuré par les neveux.
La Cour a également conclu que chacune des parties jouissait d’un achalandage dans la région où elle exerçait l’essentiel de ses activités, à savoir Mississauga et Scarborough, mais que les deux parties profitaient d’un achalandage dans des endroits où elles effectuaient des ventes, mais qui chevauchaient les soi-disant divisions territoriales.
En effet, les parties offraient les mêmes produits et s’adressaient aux mêmes types de clients du secteur des revêtements de sol et des tapis.
L’une des questions les plus importantes que devait trancher la Cour était de déterminer si l’enregistrement des dessins-marques de DRAGONA en faveur du demandeur Talal devait être radié puisqu’ils avaient été enregistrés à l’insu ou sans le consentement de ses neveux, qui pensaient qu’ils s’étaient vu accorder les droits sur les marques et que Talal s’était engagé à cesser à l’avenir d’utiliser les marques formatives de DRAGONA.
Le juge Zinn a radié les enregistrements des marques de commerce au motif que Talal n’était pas le premier utilisateur des marques DRAGONA, qui revenaient à la société à présent détenue par les neveux.
Après avoir ordonné la radiation des enregistrements des dessins-marques de DRAGONA, la Cour n’en a pas moins étudié les allégations de commercialisation trompeuse et de contrefaçon de marque de commerce formulées par Talal sur la base de ces droits non enregistrés et enregistrés.
Les allégations de commercialisation trompeuse ont été rejetées au motif qu’au moment où les neveux défendeurs ont commencé à attirer l’attention du public sur leur entreprise d’une manière confuse, le demandeur devait nécessairement avoir un droit valide et exécutoire sur les marques de commerce.
Le juge Zinn a conclu que le moment pertinent pour évaluer le détournement d’attention créateur de confusion est celui, en 2021, où les neveux défendeurs ont installé à leurs magasins FlooReno les nouvelles enseignes à l’origine de la réclamation.
La Cour a rejeté l’allégation selon laquelle la date pertinente devait être celle à laquelle les défendeurs avaient commencé à utiliser la marque en 1984.
En 2021, si le demandeur Talal avait un droit d’utiliser les marques de commerce, c’était en vertu de la licence verbale dont la Cour a reconnu l’existence entre les deux parties, aux termes de laquelle les neveux défendeurs étaient titulaires des marques DRAGONA.
Par conséquent, tout l’achalandage existant alors en lien avec les marques DRAGONA serait revenu aux neveux, puisqu’ils étaient les concédants des licences sur ces marques. La Cour a donc statué que le demandeur Talal ne pouvait pas bénéficier de l’achalandage lié aux marques DRAGONA et que l’action en commercialisation trompeuse ne pouvait pas être accueillie.
Le juge Zinn est allé plus loin en concluant qu’en tout état de cause, aucune fausse déclaration n’avait été faite par les neveux défendeurs pour satisfaire au second volet essentiel du critère de commercialisation trompeuse.
La Cour a noté qu’il existait d’autres cas où deux entreprises distinctes avaient utilisé concurremment la même marque de commerce sans que l’une n’ait réussi à empêcher l’autre de l’utiliser, même si cela créait de la confusion, en raison d’une utilisation concurrente de longue date, en citant à l’appui de sa conclusion la décision Banquet & Catering Supplies Rental Ltd. c. Bench & Table Rental World Inc., [1979] Q.J. no 97, par. 73-74 :
(Traduction) « Le simple fait qu’une situation engendre de la confusion n’est pas l’élément décisif dans une action en commercialisation trompeuse. À moins de pouvoir établir qu’il a été porté atteinte à un droit exclusif du demandeur, celui-ci n’a aucun recours. »
En conclusion, la Cour a reconnu que les droits concurrents des neveux défendeurs d’utiliser les marques DRAGONA depuis 1984 empêchent Talal de revendiquer ces droits à leur encontre en raison de leur utilisation concurrente de longue date; par conséquent, ce dernier n’a aucun recours à l’égard de la confusion commerciale engendrée par cette utilisation concurrente qui a été permise pendant tant d’années.
En conséquence, les défendeurs se sont vu accorder les dépens à l’égard de la demande et de la demande reconventionnelle, et les enregistrements des dessins-marques de DRAGONA détenus par le demandeur ont été radiés.
Cette affaire a valeur de mise en garde pour les entités juridiques distinctes qui utilisent les mêmes marques de commerce sans avoir conclu d’accord de licence en bonne et due forme et sans que le titulaire des droits soit clairement reconnu, pour ne pas parler de la querelle de famille au sujet de la marque DRAGONA. Un nouvel épisode de ce récit épique est peut-être en préparation pour Netflix.
''Cet article a initialement été publié dans le quotidien The Lawyer’s Daily, qui fait partie de LexisNexis Canada.''
May Cheng est une spécialiste agréée en droit de la propriété intellectuelle (marques de commerce et droits d’auteur) et une associée principale chez Osler. Elle possède 25 ans d’expérience dans les services-conseils aux clients portant sur tous les aspects de la protection et de l’application de la propriété intellectuelle.