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Pourquoi la justice ne parle pas toujours d’une seule voix

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Shana Chaffai-Parent

2025-10-30 11:15:56

Les procès civils ne se distinguent pas seulement en matière de preuve, ils permettent aussi aux parties de se faire entendre plus librement…

Shana Chaffai-Parent - source : UdeM


« Je suis très heureuse d’avoir parlé, je suis libérée, j’ai l’impression que j’ai fait ce que je devais faire et puis le reste ne m’appartient plus⁠. » Lundi dernier, La Presse citait Patricia Tulasne sur son expérience dans le procès civil intenté par les neuf « Courageuses » qui ont reproché au fondateur de Juste pour rire, Gilbert Rozon, des allégations d’agression sexuelle et de viol.

Leur avocat, Me Bruce Johnston, a ajouté : « (Nos clientes) ont eu une écoute empreinte d’empathie et de bienveillance. La Cour supérieure a consacré beaucoup de ressources à ce dossier, parce que c’est un sujet important pour la société⁠. »

Il est exceptionnel de constater qu’avant même d’avoir reçu la décision que la juge Chantal Tremblay rédigera minutieusement, tant les Courageuses que leur avocat soulignent leur satisfaction par rapport au processus judiciaire, tout laborieux fût-il.

Rappelons que l’affaire Rozon constitue une épopée qui a mené les Courageuses auprès des autorités policières et jusqu’à la Cour suprême du Canada dans le cadre d’une action collective, deux démarches qui se sont avérées infructueuses. Finalement, l’épopée a conduit les Courageuses jusqu’à un procès civil monumental qui a duré 60 jours, étalés sur 10 mois. En plus d’avoir entendu des dizaines de témoins, le tribunal a traité de questions juridiques complexes dont les répercussions se feront sentir longtemps.

Ces impressions positives des Courageuses invitent à réfléchir non seulement à leur parcours, mais aussi aux enseignements de l’affaire Rozon sur les différences entre la justice civile et la justice criminelle.

Justice civile, justice criminelle

Il faut le rappeler, le processus criminel n’appartient pas aux victimes. La justice criminelle oppose l’État à des accusés au nom du maintien de l’ordre, dans l’objectif de responsabiliser, dissuader, punir et réhabiliter des criminels dans la société. Face à la puissance de l’État, la présomption d’innocence et le standard de la preuve hors de tout doute raisonnable constituent quelques-unes des protections dont bénéficie un accusé contre l’arbitraire.

Un regard sur les méthodes de la police de l’immigration (ICE) aux États-Unis rappelle à quel point les abus dans l’application de la loi peuvent entraîner des conséquences humanitaires dévastatrices.

Aussi essentielles que soient ces garanties, elles impliquent des limites substantielles en cas d’infractions en matière de violences sexuelles, comme l’a symbolisé le mouvement #metoo. Parce qu’elles surviennent dans un cadre intime, ces violences laissent rarement derrière des preuves efficaces à exploiter devant un tribunal. Une affaire d’agression sexuelle au criminel, c’est souvent la parole de l’un contre la parole de l’autre.

En parallèle, la justice civile joue un rôle différent. Le procès civil vise le règlement d’un conflit entre deux parties par un processus de compensation. Cette réparation des torts subis peut, selon les circonstances, dépasser la simple transaction en argent. Le procès civil a le potentiel d’être un lieu de reconnaissance, de dénonciation, voire d’apaisement.

Dans la salle d’audience, chaque partie a eu l’occasion de livrer sa version d’une même histoire, sans filtre ni intermédiaire. Là où le procès criminel ne peut répondre aux besoins des victimes, le procès civil offre une écoute égale pour tous et une liberté de parole plus grande.

Le procès civil présente l’atout majeur d’être soumis à un standard de preuve moins contraignant qu’en matière criminelle. Ainsi, une preuve prépondérante, par opposition à une preuve hors de tout doute raisonnable, pourra suffire à établir les faits. Rappelons la mythique affaire d’O.J. Simpson, qui a été acquitté au criminel, mais déclaré civilement responsable du double meurtre de Nicole Brown et Ronald Goldman.

La justice civile n’est pas sans zones d’ombre. La procédure civile permet, en théorie, de lutter à armes égales. En pratique, toutes les parties ne disposent pas des mêmes ressources et appuis pour soutenir un parcours judiciaire long et coûteux. L’accès à un avocat, le coût des procédures et la complexité des règles de preuve peuvent créer des inégalités marquées.

Pour les personnes affectées, le processus se révèle éprouvant. Chaque partie à un procès civil doit raconter publiquement sa version des faits qui sera confrontée en contre-interrogatoire pour en faire ressortir les faiblesses. Si la justice civile propose reconnaissance et réparation, elle peut aussi accentuer les vulnérabilités et prolonger les souffrances.

Je n’ai pas assisté au procès, et loin de moi l’idée d’anticiper l’issue d’une saga judiciaire qui n’aura laissé personne indifférent.

Je peux toutefois constater que lorsque Gilbert Rozon accuse publiquement les Courageuses d’être essentiellement motivées par l’argent, il occulte ces obstacles auxquels elles ont fait face et qui barrent trop souvent la route judiciaire à celles et ceux qui réclament justice.

Malgré les écueils d’une justice souvent critiquée, la satisfaction des Courageuses doit nous interpeller. Il n’existe pas de traduction fidèle du concept d’empowerment, qui exprime à la fois la force retrouvée et l’autonomie d’agir. C’est pourtant ce terme qui illustre le mieux ce que les Courageuses ont pu retirer du processus judiciaire. Au-delà du jugement à venir, le fait d’avoir pris la parole, persisté et vu la concrétisation de leurs démarches est porteur de reconnaissance et d’apaisement.

Nous avons la chance de compter sur des tribunaux d’une qualité exceptionnelle, un attribut fondamental d’une société pacifique et démocratique. Cette chance n’est toutefois pas suffisante si l’accès à la justice demeure inégal et complexe. Investir dans nos institutions judiciaires, renforcer la confiance envers celles-ci et encourager les citoyens à les fréquenter – alors que leur fréquentation est en déclin – devraient devenir une priorité collective. Une société qui perd confiance en ses tribunaux finit inévitablement par chercher la justice ailleurs, rarement dans un cadre légal ou équitable.

Cet article a été publié à l’origine sur le site de La Presse.

À propos de l’auteure

Shana Chaffai-Parent est avocate et professeure à la faculté de droit de l’Université de Montréal.

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