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Utilisation de l’IA générative devant les tribunaux : la Cour supérieure du Québec sanctionne une partie non représentée

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Amir Kashdaran

2025-10-31 11:15:53

Focus sur une récente décision de la Cour supérieure du Québec en matière d’intelligence artificielle…

Amir Kashdaran - source : McMillan


Dans une décision récente, la Cour supérieure du Québec (la « Cour ») s’est penchée sur l’enjeu grandissant de l’utilisation des outils d’intelligence artificielle (« IA »), en particulier de l’IA générative, dans la rédaction des documents présentés aux tribunaux.

L’affaire concernait M. Jean Laprade, une partie non représentée de 74 ans (le « défendeur »), qui s’est opposé à une requête déposée par Specter Aviation Limited et TPVX Aircraft Solutions Inc. (les « demanderesses ») visant à ratifier une décision rendue en 2021 par la Chambre arbitrale internationale de Paris (la « CAIP ») impliquant les mêmes parties.

Pour préparer sa défense, le défendeur a rédigé certaines parties de sa plaidoirie à l’aide d’outils d’IA générative. Toutefois, il a été constaté que ses observations contenaient des références à une jurisprudence et à des autorités judiciaires fictives. Ces irrégularités ont attiré l’attention de la Cour, ce qui l’a amenée à examiner la question en détail et, finalement, à sanctionner le défendeur.

Dans ce bulletin, nous passons en revue le contexte de l’affaire et les motifs de la sanction imposée au défendeur.

1. Contexte

Les parties étaient impliquées dans un litige portant sur un avion sous le joug d’une saisie dans la province de Québec depuis 2019. Le 21 décembre 2021, la CAIP a rendu une sentence arbitrale en faveur des demanderesses, laquelle a ensuite été contestée par le défendeur devant la Cour d’appel de Paris, puis la Cour de cassation.

Chaque instance d’appel en France a maintenu la sentence arbitrale contre le défendeur. Ayant obtenu une sentence arbitrale ferme et définitive, les demanderesses ont ensuite déposé une requête devant la Cour pour faire reconnaître et ratifier leur sentence au Québec. Néanmoins, le défendeur a continué de contester la requête des demanderesses.

Lors de l’audience, le défendeur a comparu sans représentation juridique, ayant perdu le soutien de ses avocats peu de temps avant l’instance. Assurant sa propre défense, il a préparé les observations présentées en utilisant, entre autres, des outils d’IA générative. Lorsqu’elles ont examiné les documents du défendeur, les demanderesses ont découvert plusieurs irrégularités, particulièrement en ce qui concerne la jurisprudence et les autorités judiciaires citées. De nombreuses références étaient inexactes, fictives ou mal interprétées, ce qui a soulevé des préoccupations immédiates quant à la fiabilité de la plaidoirie du défendeur.

Lorsqu’il a été interrogé au sujet de ces irrégularités, le défendeur a admis qu’il s’était fié à des outils d’IA générative pour préparer ses arguments juridiques, car il ne bénéficiait plus de soutien juridique professionnel. Bien qu’il ait exprimé des regrets concernant les inexactitudes, il a soutenu que sans l’aide de ces outils, il n’aurait pas été en mesure de préparer adéquatement sa cause. En raison des observations du défendeur contenant de fausses références juridiques, la Cour a saisi l’occasion de réfléchir aux implications de l’utilisation des outils d’IA dans les instances judiciaires.

2. Mission de la Cour : protéger le système juridique

Dans sa décision, la Cour a réaffirmé que l’accès à la justice est à la fois un droit et un privilège. Bien que le système juridique doive demeurer ouvert et accessible à tous, y compris aux parties non représentées, la Cour a souligné que des contrôles et des mesures de protection doivent être mis en œuvre pour que le système puisse remplir efficacement sa mission sociétale. Ces contrôles et mesures doivent s’appliquer de la même manière à tous les plaideurs, qu’ils soient représentés par un avocat ou non.

Tout en reconnaissant que les tribunaux doivent offrir une certaine flexibilité aux parties non représentées et leur fournir de l’aide pour « uniformiser les règles du jeu », cette flexibilité atteint ses limites lorsque des observations fausses ou trompeuses sont déposées. En d’autres termes, bien que les tribunaux doivent faciliter l’accès à la justice, la poursuite de celle-ci doit demeurer fondée sur le respect de la vérité, le fondement même de la confiance du public dans notre système juridique.

3. Avis de la Cour supérieure sur l’utilisation des outils d’IA

Le 24 octobre 2023, la Cour a publié un avis à l’intention de la communauté juridique et du public en réponse à l’utilisation généralisée des outils d’IA et des grands modèles de langage (les « GML ») par les professionnels du droit et le grand public. L’avis décrit les principes clés nécessaires pour préserver l’intégrité des observations présentées aux tribunaux lors de l’utilisation de GML (voir l’Avis à la communauté juridique et au public – L’intégrité des observations présentées aux tribunaux en cas d’utilisation des grands modèles de langage).

L’avis met l’accent sur trois principes fondamentaux : la mise en garde, la fiabilité et l’intervention humaine. La Cour a averti les plaideurs de leur devoir i) de faire preuve de prudence lorsqu’ils font référence à des sources juridiques générées par des outils d’IA, ii) de s’assurer que toutes les références à la jurisprudence, aux textes de loi ou aux commentaires proviennent exclusivement de sources fiables et vérifiables telles que les sites Web de tribunaux, les éditeurs reconnus ou les bases de données publiques établies, iii) de soumettre tout contenu généré par l’IA à un contrôle humain rigoureux afin de confirmer son exactitude et sa justesse.

4. Conclusions de la Cour

Dans cette affaire, la Cour a conclu que la conduite du défendeur constituait un manquement grave au déroulement de l’instance au sens de l’article 342 du Code de procédure civile (le « Code »). L’article prévoit que les tribunaux peuvent sanctionner toute partie en cas de manquements importants au déroulement de l’instance :

« Le tribunal peut d’office ou sur demande, après avoir entendu les parties, sanctionner les manquements importants constatés dans le déroulement de l’instance en ordonnant à l’une d’elles, à titre de frais de justice, de verser à une autre partie, selon ce qu’il estime juste et raisonnable, une compensation pour le paiement des honoraires professionnels de son avocat ou, si cette autre partie n’est pas représentée par avocat, une compensation pour le temps consacré à l’affaire et le travail effectué. »

La Cour a statué que les dépôts judiciaires sont des actes « solennels » qui exigent l’application des normes les plus élevées de diligence et d’exactitude, que les documents soient déposés par une partie non représentée ou par un avocat.

Le fait de déposer des documents citant une jurisprudence fausse ou fictive, même si non intentionnel, peut constituer un manquement grave à l’intégrité du processus judiciaire. Bien que la Cour ait reconnu que le défendeur cherchait à se défendre au mieux de ses capacités en recourant à des outils d’IA, elle a statué qu’il demeurait entièrement responsable de la jurisprudence et des autorités judiciaires trompeuses « hallucinées » par les outils utilisés.

En définitive, il a été établi que la conduite du défendeur a occasionné un travail inutile pour l’avocat de la partie adverse et la Cour, et que le fait qu’il se soit fié à une jurisprudence fictive risquait d’éroder la confiance du public dans l’administration de la justice. La Cour a donc imposé une sanction de 5 000 $ au défendeur, à la fois pour punir sa conduite et pour dissuader quiconque d’adopter un comportement similaire.

5. Points à retenir

Bien que les principes énoncés dans cette décision soient conformes à d’autres jurisprudences canadiennes, il convient de souligner que la sanction a été imposée à une partie non représentée. Cette affaire illustre l’équilibre délicat que le système juridique doit maintenir entre l’accès significatif à la justice pour les personnes non représentées et la protection de l’intégrité du processus afin de préserver la confiance du public dans le système.

Le point principal à retenir est que les tribunaux du Québec ne s’opposent pas à l’utilisation des outils d’IA. Cependant, les plaideurs, qu’ils soient représentés par un avocat ou non, demeurent entièrement responsables du contenu de leur plaidoirie. Ils doivent s’assurer que les autorités et les documents sur lesquels ils s’appuient sont dûment vérifiés et exacts.

Si l’on se fie à la décision de la Cour, il est évident que les tribunaux du Québec n’hésiteront pas à sanctionner les personnes qui présentent, de façon intentionnelle ou par négligence, des documents contenant des références à des jurisprudences ou à des autorités judiciaires générées par l’IA qui sont fausses ou trompeuses.

Cela dit, les outils technologiques peuvent favoriser l’accès à la justice, pourvu qu’ils soient utilisés de manière responsable et conforme aux règles de procédure des tribunaux. L’intégrité du système judiciaire demeure primordiale, et tous ses participants ont le devoir de la maintenir et de la protéger.

À propos de l’auteur

Amir Kashdaran, associé chez McMillan, possède plus de 17 ans d’expérience et offre une gamme complète de services-conseils juridiques à des sociétés nationales et internationales, et ce, dans divers domaines, dont : technologies, propriété intellectuelle, vie privée et protection des données, ainsi que droit commercial.

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