Louis-Philippe Lampron et Amissi Manirabona. Photos : Sites web de l'Université Laval et de l'Université de Montréal
Louis-Philippe Lampron et Amissi Manirabona. Photos : Sites web de l'Université Laval et de l'Université de Montréal
Les jours passent, mais la controverse ne s’estompe pas, à l’Université d’Ottawa.

Quelques semaines après que la professeure Verushka Lieutenant-Duval a été suspendue pour avoir prononcé le mot en « n » dans un cadre académique (elle a utilisé ce mot pour illustrer notamment comment les Noirs se sont réappropriés ce terme), le débat fait encore rage, notamment dans le milieu universitaire.

Droit-inc a parlé à deux profs de droit qui ont des opinions diamétralement opposées sur le sujet.

Louis-Philippe Lampron est professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval. Il enseigne notamment les droits et libertés de la personne.

Amissi Manirabona est professeur agrégé à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est spécialisé en droit pénal, et enseigne notamment un nouveau cours sur le droit des victimes.

Droit-inc : Que pensez-vous de toute cette histoire?

Louis-Philippe Lampron : Il y a beaucoup de choses qui ont été dites et écrites, et c'est important de faire preuve de nuances.

Évidemment, c'est un terme très chargé, il n'est pas du tout question, ici, de se réclamer de la possibilité d'insulter, en se servant de ce terme-là, des membres de groupes racisés.

Le débat porte sur la liberté académique. La réaction de l'Université d'Ottawa, qui a suspendu la professeure Lieutenant-Duval suite à la dénonciation par des étudiants de l'emploi de ce terme-là dans un contexte académique… Ça se trouve à être une atteinte à la liberté que devraient avoir les profs – tant qu’ils respectent, évidemment, l'obligation qu'ils ont de garder un climat de confiance dans la classe – d'aborder tous les sujets, même les sujets controversés, en appelant un chat un chat, dans un contexte où on fait la part des choses…

Les termes, même si parfois, ils peuvent être utilisés comme des insultes, il faut être capable de les nommer pour pouvoir décrire une réalité qu’on ne partage pas. Et ensuite, réussir à en débattre.

À mon sens, la voie de la sagesse, c'est celle qui est exprimée notamment par Myrlande Pierre, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : c'est un terme qui est évidemment très chargé, qui peut heurter les sensibilités, donc qui devrait être utilisé le moins possible, mais qui ne peut pas être frappé d’un interdit. Enfin, pas à l'intérieur de la salle de classe, et certainement pas dans le contexte de débat universitaire.

C'est un débat qui est à la fois passionnant et inquiétant. Je suis très sensible à l’enjeu de la liberté académique, et à la possibilité que des profs, s'ils ne jouissent pas de l'appui de leur institution, hésitent de plus en plus à aborder des sujets controversés. Ce terme-là est un exemple, mais il y en a une pléthore d'autres, et si on n'est plus capable de débattre sereinement et en toute bonne foi à l'université, parce qu'on prête des intentions aux personnes qui utilisent des termes s'ils ne font pas partie du bon groupe, à mon sens, il y a un risque très important de dérapage, et surtout de stérilisation du discours.

À mon sens, la sensibilité ne peut jamais être le critère permettant de déterminer la limite à la liberté d'expression. Il faut qu'on prenne le contexte en considération. C'est la même chose pour un litige en diffamation, ce serait la même chose pour un litige qui impliquerait une insulte discriminatoire – il y en a beaucoup qui sont portés devant le Tribunal des droits de la personne… L'interdiction pure et simple d’un mot, sans tenir compte du contexte, m'apparaît extrêmement dangereuse, en ce qui concerne le respect de la liberté académique.

Amissi Manirabona : Ça me désole. Les gens parlent, ils condamnent l’université, parlent de la liberté d’expression et de la liberté académique… Tous ces principes sont de bons principes. Mais il y aussi une question de dignité, là-dedans. On ne peut pas juste appliquer les principes de façon aveugle.

Il est question de dignité humaine. Le mot est quand même un mot controversé, à l'origine de beaucoup maux. Et je pense que pour reconnaître la dignité humaine, on devrait pas le prononcer... Même si en principe, aucun mot ne devrait être tabou, surtout à l'université.

Mais par respect, je crois que tenir compte du fait que ce mot-là choque plusieurs, ce n’est pas trop demandé.

Le N-Word a longtemps servi à déshumaniser les Noirs, et que cela devrait interpeller, pour éviter la double victimisation.

Les victimes souffrent. On a souffert. Et on sait comment l’esclavagisme, c’est quand même un crime contre l’humanité, et ça se transmet de génération en génération. On a des gens qui souffrent des séquelles de ces actes-là. Il faut qu’on les aide à guérir, au lieu de remuer le fer dans la plaie.

Ensuite, je dois dire que j’ai parlé avec des gens près du dossier, j’ai échangé avec une étudiante qui était dans le cours. La professeure a utilisé le mot pour une première fois. Après le cours, une étudiante lui a dit que l’utilisation de ce mot peut choquer, et lui a demandé si possible de ne plus l’utiliser. La prof est revenue en classe en disant: « c’est un mot qui peut choquer certains, pourquoi vous ne voulez pas qu’on l’utilise? » Elle l’a répété des dizaines de fois en classe. Les gens ne savent pas ça, parce qu’ils ne veulent pas écouter les étudiants qui ont été affectés par ces paroles-là.

On part de principes auxquels j’adhère aussi… mais qui ne devraient pas aveugles à la dignité humaine. On est comme à l’intersection de deux principes. Et même la Cour suprême, elle est pour l’application des principes, mais de façon contextualisée, pas de façon aveugle.

Les gens font maintenant de la politique autour de ça, ce qui est malheureux. Il y en a qui règlent des comptes, il y en a qui s’insultent.

Un journaliste a même parlé de « petits fauves déchaînés » pour parler des étudiants qui ont dénoncé… L'incident malheureux a créé une opportunité pour certains de se défouler et de déverser leur venin. Mais ça n’aurait pas dû être comme ça.

M. Lampron, que répondez-vous à ceux qui disent que c'est un mot qui peut réveiller certains traumatismes, et donc, qu’on devrait le remplacer par « mot en n »?

L.-P. L. : Je suis très sensible à l’argument. Évidemment, n'étant pas membre d’un groupe racisé, je peux essayer de faire preuve d'empathie et de me mettre dans leurs souliers... mais au-delà de ça, il est clair que le fait de se sentir heurté ou offensé par des paroles, dans un contexte où il n'y a pas intention d’injurier, qu'on est dans un contexte de respect, mais qu'on nomme des réalités qui sont problématiques, des réalités violentes... Si on parle de droit humanitaire, notamment, il va falloir qu'on les décrive, les crimes contre l'Humanité, les génocides... Ça va nécessairement heurter les gens. Moi, juste de lire sur ces enjeux-là, il y a des moments où j'ai du mal à dormir la nuit.

La sensibilité et le fait de se sentir offensé par l'emploi d'un terme, alors que la personne qui l'emploie n'a aucune intention malveillante – et là, on ne parle pas d'une maladresse, on parle de la description d'une situation X,Y,Z – ça semble extrêmement problématique, et à mon sens, je m’inscris en faux.

Je fais preuve d'empathie, bien sûr. Moi, ça ne m’est jamais arrivé qu'on aie cette discussion-là dans ma classe, mais si ça devait m'arriver, il est fort possible que, par empathie, je ne l'utilise plus, ce terme-là.

Maintenant, je pense qu'on ne peut pas frapper aucun mot d'interdit à l'intérieur de l'université – un interdit pur et simple... Le terme dont il est question ici, qui serait raciste en lui-même, ne m'apparaît pas faire de sens. Une insensibilité manifestée par un professeur face, par exemple, à des groupes qui s'estiment heurtés, ça, on pourrait avoir un débat. Mais ce n'est absolument pas ça qui s'est produit dans le cas de la professeure Lieutenant-Duval, et c'est ce qui fait à mon sens la réaction de l'Université d'Ottawa quelque chose d'aussi problématique.

Dieu sait que c'est la place, à l'université, pour plonger très loin dans des sujets controversés, et d'essayer de retourner toutes les pierres, pour être capable de faire sens… C'est uniquement au bout de ce processus qu'on est capable d'arriver à un résultat qui tient la route. Et ça, ça présume de deux choses : de la bonne foi de tous les interlocuteurs – autant celui qui mène le cours que ceux qui le reçoivent, et on ne peut pas commencer à remettre toujours en cause l'emploi des termes et la bonne foi – et l'autre, c'est vraiment fondamental, c'est que l'université a la responsabilité de prendre fait et cause pour les professeurs, de les défendre dans l'exercice de leur liberté académique. À mon sens, c'est l'inverse qui s'est produit, ici.

M. Manirabona, vous croyez qu’il ne faudrait jamais prononcer ce mot?

A.M. : Si on le fait, il faut le remplacer, parce que le mot est très symbolique, il représente la violence. Si on ne sait pas, si c’est par accident, et qu’une personne vous le rappelle… essayez de comprendre, au moins. Quand on est informé que ça blesse, ne pas le dire me semble une chose qui n’est pas une exigence énorme.

La semaine dernière, j’ai abordé dans mon cours sur les droits des victimes ce qui est arrivé à Joliette. Il y a des étudiants autochtones, dans mon cours… Et à un certain moment, j’ai dit : « on arrête ici, pour ne pas réveiller beaucoup d’émotions, parce qu’il y a des choses sensibles ».

Il ne faut pas remuer le couteau dans la plaie des gens, si on sent que la pression monte... c’est une responsabilité qu’on a.

Il faut qu’on mesure la température de la classe. Par les interventions des étudiants, on est capable de le sentir, et de passer rapidement à autre chose. C’est une question de compréhension, d’être ouvert à l’égard de la souffrance, de la détresse de l’autre, c’est une façon humaine d’avancer sans blesser personne.

Je ne crois pas qu’on remette en cause les acquis qu’on a en matière de liberté d’expression – ça n’a rien à voir. Il s’agit seulement de regarder si c’est approprié, avec l'interlocuteur, de continuer à utiliser un mot…

C’est gênant de savoir que parmi les étudiants de ta classe, il y en a qui souffrent. On a une responsabilité : que tout le monde se sente bien en classe. Il faut prendre des précautions. On dit souvent que la liberté d’une personne finit là où la liberté de l’autre commence...

Surtout, ici, au Canada, un pays d’immigration, où les gens viennent de plusieurs pays où il s’est passé des horreurs. Il faut avancer avec précaution pour ne pas choquer les uns et les autres. C’est vraiment ce que je fais dans mes cours.