Louise Arbour. Photo : Radio-Canada
Louise Arbour. Photo : Radio-Canada
Deux débats font présentement rage quant à l’utilisation des mots : le mot en « n » et l’expression « racisme systémique ». Ce n’est probablement pas une coïncidence qu’ils soient tous deux reliés à la problématique du racisme et aux sensibilités qu’elle suscite de part et d’autre : ceux qui en sont victimes, et ceux qui s’en croient accusés à tort. Les consensus ne sont pas les mêmes sur les deux questions, mais ils inspirent dans les deux cas une réflexion très large.

On dit souvent que la culture, c’est ce qui nous reste quand on a tout oublié. Il me semble que c’est Gilles Vigneault qui avait dit : « La violence, c’est un manque de vocabulaire. » Il me corrigera si j’erre.

Autant le militantisme, provoqué par l’indifférence ou l’intolérance, manque souvent sa cible, autant les positions absolutistes sont sans issues. J’ai mis longtemps à accepter ce que j’avais lu dans un vieux jugement anglais que je n’arrive pas à retrouver, soit que toutes les bonnes choses, même la vérité, la liberté, la justice et la paix, lorsqu’elles sont recherchées avec trop de zèle, peuvent être obtenues à un prix trop élevé (par exemple : chercher la vérité en tentant d’obtenir une confession par la torture, exercer sa liberté de ne pas porter de masque en contaminant les autres, appliquer une peine minimale d’emprisonnement à une personne en fin de vie, capituler sans espoir de survie).

Manque d’empathie

Ce qui me frappe dans le débat actuel (et j’hésite à qualifier de débat ce qui n’est trop souvent qu’un monologue égocentré), c’est le manque d’empathie, c’est-à-dire l’incapacité de voir le monde d’un point de vue autre que le sien. Le point de départ à tout exercice de réconciliation de positions extrêmement opposées consiste à se départir d’absolutismes. Cela s’applique tout autant à la liberté d’expression qu’à la liberté d’enseignement. C’est d’ailleurs là la sagesse, malgré sa difficulté d’application, de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés :

« La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. »

Après avoir abandonné une position rigide et absolue, la deuxième étape demande qu’on s’interroge sur sa propre position : plus nos « valeurs » coïncident avec nos « intérêts » (y compris le maintien d’un statu quo), plus nous devrions mettre en doute notre bonne foi. Et quand notre position est celle de la majorité, plutôt que d’y trouver confort, on devrait se pencher sur les rapports de force et écouter encore plus attentivement les voix des minorités perdantes.

Ce genre de démarche est bien ancré dans la problématique des droits de la personne, droits qui apparaissent souvent irréconciliables, et se retrouve, sans être explicite, dans la réponse du recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, à la controverse entourant l’utilisation du mot en « n » par une professeure. Il n’y a là rien d’étonnant puisqu’il était auparavant président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Il n’y a aussi rien d’étonnant à ce que sa réponse n’ait pas rallié toutes les parties prenantes. Mais il a sûrement raison de dire qu’exercer sa liberté comporte d’en assumer les conséquences, y compris l’expression de la liberté des autres.

Et si les autres s’intéressent moins à nos intentions qu’à leurs sensibilités, c’est aussi leur droit de le dire.

Dans un ordre de grandeur moindre, je me suis débattue, sans beaucoup de succès je l’avoue, pour la féminisation des titres et l’abandon de l’expression « droits de l’homme » dans le cadre de mes fonctions aux Nations unies. Une vieille arrière-garde de la langue française refusait de concéder la nature politique de la langue et du langage. Le refus de reconnaître l’existence du racisme systémique relève de la même attitude. On trouvera probablement un compromis en parlant de discrimination systémique basée sur la race, ce qui permettra de ménager la chèvre et le chou.

Après la chèvre, je saute du coq à l’âne. De tous les arguments avancés de part et d’autre dans ces débats, le moins convaincant est celui qui nous met en garde contre l’acceptation de concepts qui nous viennent des États-Unis ou du Canada anglais. Ce genre de nombrilisme est incompatible avec l’ouverture nécessaire au foisonnement des idées et à l’évolution d’une culture.


À propos de l’autrice

Me Louise Arbour a été juge à la Cour suprême du Canada de 1999 à 2004 et Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme de 2004 à 2008. Elle a aussi agi à titre de procureure en chef du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie et de celui pour le Rwanda.