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Réforme de la loi 101 et clause dérogatoire : une approbation rassurante

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Guillaume Rousseau

2021-10-20 11:15:00

Un prof de droit commente la réforme de la loi 101, et rappelle qu’il n’est pas inquiétant que le recours large à la clause dérogatoire de la Charte québécoise soit accepté...
Me Guillaume Rousseau. Source: Site web de l’Université de Sherbrooke
Me Guillaume Rousseau. Source: Site web de l’Université de Sherbrooke
Récemment l’ancien sénateur André Pratte publiait une lettre ouverte dans La Presse pour critiquer le fait que le projet de loi 96 relative à la langue française recourt largement à la clause dérogatoire des deux chartes des droits. Au soutien de sa critique, il cite le ministre de la Justice à l’origine de l’adoption de la Charte québécoise, soit Jérôme Choquette, et évoque Robert Bourassa. Or, les rapports entre ces derniers et la clause dérogatoire ne soutiennent pas parfaitement la critique de l’ancien sénateur.

La citation de M. Choquette reprise par M. Pratte, au sujet de la Charte québécoise comme idéal de justice et de valeurs démocratiques, n’est absolument pas inconciliable avec la clause dérogatoire. La preuve, c’est bien évidemment le même ministre à la l’origine de cette charte qui a aussi été à l’origine de sa clause dérogatoire.

Selon M. Choquette, cette clause était nécessaire parce qu’il y a « des circonstances où il est dans l’intérêt public, dans l’intérêt de la société de déroger aux principes d’une charte, justement, pour accomplir des objectifs sociaux qui sont souhaitables et valables ». Or, il est difficile d’imaginer des circonstances justifiant davantage le recours à cette clause que celles du déclin du français au Québec.

M. Pratte affirme ensuite qu’avec sa loi 178 Robert Bourassa a appliqué la clause dérogatoire à seulement deux articles de la Charte québécoise, contrairement au projet de loi 96 qui l’applique à 38 articles. Cela est vrai, mais passe sous silence le fait que M. Bourassa a utilisé la clause dérogatoire de la Charte québécoise à 19 autres reprises. Et surtout, à plus d’une reprise il l’a utilisé à l’encontre non pas seulement de ses articles 1 à 38, mais de ses articles 1 à 100 et donc à l’encontre de toute la Charte québécoise !

Bien que juridiquement l’usage de cette clause n’était pas utile pour tous ces articles, une dérogation d’une telle ampleur était très forte sur le plan symbolique… et l’est encore aujourd’hui puisque 45 ans après son adoption par le gouvernement Bourassa des pans entiers de la Loi sur les jurés sont encore protégés contre l’ensemble de cette charte par cette clause.

Quant à l’autre prétention de M. Pratte, qui rejette l’argument selon lequel un usage large de la clause dérogatoire est utile pour prévenir les arguments imaginatifs et imprévisibles des plaideurs qui contesteront la loi, qu’il nous suffise de rappeler que l’obligation d’enseigner à visage découvert vient d’être déclarée contraire au droit à l’enseignement en anglais et injustifiable !? Cette déclaration a d’ailleurs été rendue possible précisément parce que ce droit ne peut être visé par la clause dérogatoire…

Non vraiment, contrairement à ce qu’affirme André Pratte, le fait qu’un recours large à la clause dérogatoire de la Charte québécoise soit approuvé n’est pas inquiétant. Au contraire, cela témoigne de l’appui à cette charte, toute cette charte, y compris sa disposition permettant un usage large de la clause dérogatoire afin de préserver l’idéal de justice et de démocratie parlementaire de ses pères, messieurs Choquette et Bourassa.

Sur l’auteur

Me Guillaume Rousseau est professeur agrégé et vice-doyen aux études et à l’innovation à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.

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2 commentaires
  1. Anonyme
    Anonyme
    il y a 3 ans
    En écrivant le fin mot de l'histoire, la CSC se passera du point de vue de (feu) Choquette.
    "Selon M. Choquette, cette clause était nécessaire parce qu’il..."


    Quand Jean Chrétien avait manifesté le désir d'être entendu par la Cour, pour venir témoigner de la volonté du législateur au moment de l'adoption de la charte (il était alors ministre de la justice), il s'est fait "reviré de bord". C'est la cour qui va déterminer la volonté du législateur, et non le légilateur qui va venir témoigner de sa volonté, lui a-t-on répondu !

  2. Aanonyme
    Aanonyme
    il y a 3 ans
    Loi mitraillette
    [768] Cependant, de façon plus remarquable et pertinente pour notre propos, la Loi 21 constitue le premier texte législatif qui déroge simultanément aux articles 1 à 38 de la Charte québécoise et 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne[538]. Donc, on ne peut que constater qu’en agissant ainsi le constituant suspend, à l’égard de la Loi 21, presque l’ensemble des droits et libertés dans la province de Québec. Peu importe la perspective que l’on entretient face à la Loi 21, il faut souligner qu’il ne s’agit pas là d’une mince affaire, bien au contraire. Voilà pourquoi le Tribunal évoquait plus haut une certaine banalisation et indifférence quant à la portée réelle de l’exercice de dérogation.
    [769] En tant que gardien de la primauté du droit, le Tribunal se doit de s’interroger sérieusement sur un recours aussi large aux clauses de dérogation. Il doit également le mettre en lumière.
    [770] Évidemment, à charge de se répéter, le législateur peut utiliser les clauses de dérogation que prévoient spécifiquement les chartes, le problème ne se situe pas à ce niveau. Il relève plutôt d’un usage qui apparaît à la fois désinvolte et inconsidéré de cette prérogative, en ce qu’il ratisse beaucoup trop large. À ce sujet, le Tribunal insiste sur le fait que le jugement qu’il porte sur l’usage des clauses de dérogation s’applique uniquement à l’égard de la dérogation relative aux droits et libertés qui ne possèdent aucune apparente connexité avec l’objectif de laïcité poursuivi par le législateur, tel qu’énoncé auparavant aux paragraphes [759] à [762]..
    [777] En termes plus concrets, il faudrait possiblement que le législateur doive et puisse expliquer en cas de contestation, à tout le moins prima facie, non pas la légitimité politique ou juridique du recours aux clauses de dérogations, ou pour reprendre les termes de l’arrêt Ford, exiger une justification prima facie suffisante de la décision d’exercer le pouvoir dérogatoire, mais simplement l’existence d’une certaine connexité entre la suspension des droits et libertés et les objectifs poursuivis par la législation en question. Ainsi, cela permettrait au Tribunal, en cas de contentieux quant à la portée de l’utilisation des clauses de dérogation, d’en apprécier le caractère juridiquement nécessaire pour que le législateur puisse atteindre la finalité qu’il recherche et ce, tout en respectant la très grande latitude dont il jouit.
    [778] À titre d’exemple, le Tribunal ne peut voir comment la suspension du droit au secret professionnel ou à celui du droit à l’avocat, pour ne citer que ceux-là, participe à la réalisation de l’objectif législatif d’affirmation de la laïcité. Avec égard, cette suspension apparaît à la fois exorbitante et inutile. On peut donc raisonnablement soutenir qu’un justiciable devrait pouvoir contester cet usage du législateur de la clause de dérogation dans une loi qui porte sur la laïcité.
    Hak c. Procureur général du Québec, [https://canlii.ca/t/jff8f|2021 QCCS 1466]

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